Le temps

(limité) de militer.

Éloi Halloran

Ce mouvement me replonge dans de vieux souvenirs. Pas si vieux, en fait. Ça fait bientôt un an que j'ai un baccalauréat en sociologie de l'UQAM. Ça fait bientôt un an que je ne suis plus à l'école pour la première fois en 18 ans. Ça fait bientôt un an que je n'ai toujours pas de temps pour militer, lire : que je milite sur « mon » temps, c'est-à-dire le temps où je ne travaille pas (ou que j'arrache secrètement à mon employeur pour écrire, lire, planifier, etc.)


Et le temps manque et file. Mais peut-on réellement espérer se le réapproprier en quittant massivement l'université ou nos jobs ? Qu'on me comprenne, je suis tout sauf nostalgique de mes jours à l'UQAM — lieu qui m'a nombre de fois inspiré la fuite et que j'espère avoir quitté pour de bon — et je déteste le travail. Mais l'université reste un espace à politiser, où chercher des armes et trouver des camarades. C'est un milieu d'aliénation, d'exploitation et donc de lutte pour l'émancipation, comme tout milieu de travail. Et on n'en finit jamais avec le travail en ce monde : on travaille gratuitement chez soi pour travailler pour un salaire ailleurs pour pouvoir travailler à l'école pour travailler un peu mieux — par contrainte, espoir, intérêt, passion … — plus tard et ainsi de suite. Notre mise au travail est totale et permanente.


Ce n'est pas pour rien qu'on parle aujourd'hui de « Grande Démission ». On s'ennuie et on s'épuise au travail : donc, on s'en va. Même son de cloche ici, on n'a pas le temps de militer à cause de l'école et du travail : donc, on se lève et on se barre. Mais pour aller où ? On peut fuir telle institution ou tel emploi, mais on ne peut pas fuir la crise bien longtemps. Les rues se remplissent quelques heures de militant.e.s qui se connaissent, mais elles retournent vites à l'ordre policier de l'anonyme culture du char. Les associations étudiantes s'animent le temps d'une grève, mais elles retombent vite dans l'atonie de la permanence et de la répétition. Les actions pour l'environnement se multiplient, mais s'enlisent plus souvent qu'autrement dans la performance et la représentation, comme un spectacle suivant le rythme de l'écocide en cours. Pendant tout ce temps, il faut payer le loyer, l'épicerie, les transports et tout le reste, ce qui m'est difficile même en travaillant à temps plein : je ne m'imagine pas à temps partiel.


Tenter de s'en sortir seul.e est illusoire ou tout simplement réactionnaire. Fuir seul.e.s (ensemble) est tentant, mais forcément limité. S'organiser ensemble sur nos milieux de travail est exigeant, mais nécessaire pour trouver les armes de notre fuite. Parmi celles-ci, il me semble que le salaire et le statut de travailleur.euse étudiant.e restent éminemment importants, afin de transformer une condition de précarité en possibilité révolutionnaire. Revendiquer un salaire pour les études, c'est reconnaître le travail étudiant pour arrêter de perdre son temps à travailler ailleurs sans ou à petits salaires pour se permettre d'étudier, alors que le statut de travailleur.euse ouvre quant à lui la possibilité d'une (lutte pour la) réappropriation de notre activité et de son organisation dans et, surtout, contre l'université.


Le moment contemporain implique de fuir notre condition tout en restant où nous sommes pour démanteler ce qui détruit notre monde : des centres de données aux raffineries, en passant par les universités. Les prises de parole actuelles pour « le temps (limité) de militer » viennent avec raison mettre à mal l'idée longuement cultivée dans le mouvement étudiant que l'école est un lieu d'émancipation, d'humanisme et de progressisme. L'école nous tue à petits et grands feux. Il ne suffit pas de la quitter, il faut se donner le pouvoir de la démanteler.